Le hameau de Carouge, admirablement situé au bord de la tumultueuse Arve, voit passer, depuis la romanisation des Allobroges (120 av. J.-C.), des marchands qui viennent du sud et convergent vers Genève et, plus loin, vers le Plateau suisse. Le pont sur l'Arve, pendant du pont du Rhône qui préoccupe si fortement Jules César, est un lieu de passage obligé. Ainsi les routes du commerce international convergent-elles vers ce pont, dont on n'a pas encore situé l'emplacement précis. Carouge ne tire-t-il pas son nom de carrefour en latin? Si on ignore encore la position du pont, on peut toutefois affirmer que, depuis plus de 2000 ans, l'actuelle rue Ancienne voit transiter les acteurs du commerce international. Peu de sites partagent ce privilège de développement durable. Ce cheminement ne sera jamais abandonné et, même aux heures les plus sombres du Moyen Age, les marchands transiteront par ce hameau.
Carouge entre dans le royaume de Piémont-Sardaigne
Lorsque, en 1401, la dynastie du comte de Genève s'éteint, faute d'héritier, Carouge entre dans le giron des comtes puis des ducs de Savoie. Le hameau bénéficiera d’ailleurs de la protection de la maison de Savoie pendant près de quatre siècles, jusqu'à l'automne 1792, date de l'annexion de l'ancien duché par la France révolutionnaire. Le traité de Turin de 1754 qui met fin à la situation du régime du « pouvoir partagé » – entre la République de Genève et le duché de Savoie – fait basculer entièrement le territoire carougeois dans le royaume de Piémont-Sardaigne, dont la capitale est Turin. L'histoire d'un paisible hameau admirablement situé au bord de l'Arve aurait pu couler des jours tranquilles pendant encore des décennies, voire plus. Mais c'était compter sans l'incommensurable richesse de la République de Genève qui suscite toutes les convoitises. Désireux de profiter indirectement des flux commerciaux qui vont et viennent de et vers Genève, Turin imagine alors de revitaliser le port de Collonge-Bellerive – en face de Versoix – mais c'est un cul-de-sac et aucun transit ne s'y observe ; puis, on songe un temps à Sierne. Et c'est finalement le site de Carouge qui est retenu. Les hommes et les marchandises y circulent en abondance. Le succès sera à la clé: en 1772, on dénombre 567 habitants, 1454 personnes sont établies en 1781, mais déjà 3171 en 1786 et 4672 âmes en 1792, au moment de l'annexion française.
Une ville nouvelle
C'est dans la décennie 1760-1770 que le développement de Carouge entre dans les objectifs politiques et économiques de Turin. Préoccupées par le développement anarchique de Carouge, les autorités sardes souhaitent un plan régulateur. Ces derniers se multiplient alors et ce sera finalement le plan Robilant (1781) qui servira de trame à la construction de la ville nouvelle. Il sera toutefois retouché par Domenico Elia et Giuseppe Viana (1781-1783), et par Lorenzo Giardino (1787). Malgré les remaniements, le principe demeure identique : l'espace à urbaniser s'ordonne autour d'axes de circulation, formant un quadrillage régulier d'îlots. Seule la rue Ancienne (sur le tracé d'un axe antique) vient rompre la régularité du plan en damier.
Carouge française puis sous la tutelle de Genève
Carouge sera rattaché à la France le 2 octobre 1792. La population accueille favorablement les armées révolutionnaires et les discours jacobins de la Société populaire. Les pratiques religieuses sont suspendues et l'église Sainte-Croix abrite les séances des clubs révolutionnaires; plusieurs rues changent de nom. D'abord intégré dans le département du Mont-Blanc, le district de Carouge est ensuite rattaché à celui du Léman, dès sa formation en 1798. Carouge passe alors sous la tutelle de sa rivale, Genève ayant été choisi comme chef-lieu du Léman. Française jusqu'en septembre 1814, Carouge réintègre alors le royaume de Sardaigne après une brève occupation autrichienne. La commune de Carouge sera rattachée, sans grand enthousiasme de la part de sa population, à Genève et donc à la Confédération, lors du traité de Turin du 16 mars 1816.
Carouge, ville industrieuse
Carouge est aussi une ville industrieuse. L'aménagement du bord de l'Arve et le détournement de la Drize, canalisée pour traverser la ville, favorisent l'implantation de moulins. Au XVIIIe siècle, les tanneries, souvent accusées de contrebande, et les ateliers d'horlogerie, qui n'arriveront jamais à rivaliser avec ceux de Genève, sont les principales industries. Au XIXe siècle, une imposante filature de coton (Foncet & Odier, 1807-1822) ainsi que des faïenceries (Herpin, Baylon, Dortu, plus tard Picolas, Coppier) prennent le relais. En général, les entreprises carougeoises auront à pâtir du rattachement à Genève car elles perdent leurs débouchés traditionnels.
L'installation entre 1870 et 1912 de nombreuses entreprises et ateliers mécaniques et la création, en 1958, de la FIPA (Fondation des terrains industriels Praille-Acacias), chargée de mettre en valeur le raccordement ferroviaire Cornavin-La Praille, permet à Carouge d'affirmer sa vocation industrielle. Mais depuis quelques années l'arrivée massive de boutiques de mode ou de magasins de gadgets tend à chasser le petit monde des commerçants traditionnels, relayé par l'émergence d'un dynamique secteur tertiaire moderne.
Une ville ouverte
Le terme de « ville ouverte », fréquemment usité dans le cas de Carouge, se justifie à plus d’un titre. Tout d’abord, bien que ville frontière, Carouge n’a jamais eu de fortifications, ni même d’enceinte. Ensuite, vient se greffer sur cette première considération architecturale une liberté religieuse exceptionnelle pour l'époque: cette terre catholique accueille protestants et juifs et ces communautés peuvent y pratiquer librement leur culte. Le comte de Veyrier, qui a tant fait pour Carouge, écrit qu'on pourrait même y recevoir des « mahométans ». Enfin, sa population est cosmopolite: en 1786, 51% de ses habitants viennent de France, 26,3% de Savoie ou du Piémont, 7,8% d'Allemagne, 6,5% de Genève, 5,5% des Cantons confédéré.
Anecdote intéressante, les auberges et autres cabarets y sont nombreux et la police peu regardante sur les mœurs. De plus, et afin d'asseoir son succès, deux foires annuelles et un marché hebdomadaire, dès 1777, y sont autorisés.
© Dominique Zumkeller, archiviste de la Ville de Carouge de 1999 à 2014